Histoires de rencontres avec des gens qui méritaient qu’on leur tire le portrait.

  • Philippe

    Philippe soigne son potager

    Comme d’autres chérissent leur aimée.

    Quand la terre est trop sèche

    Il lui verse une larme

    Quand la terre est revêche

    Il la touche et lui parle

    Il est bourru Philippe, mais pas avec ses radis.

    Ce matin j’ai vu et d’un coup j’ai compris

    Entre patates et haricots

    Un peu à l’ombre du sureau

    La pierre et la croix

    Qui disent que quelqu’un dort là.

    C’était une tombe avec vue

    Sur les Cévennes, et les laitues

    Philippe soigne son potager

    Car c’est là qu’habite son aimée.

  • Joëlle

    Joëlle a des cheveux immenses.

    Sur sa tête ils ont le blanc des nuages, mais dans son dos les mèches sont encore brunes comme de la terre. On dirait des racines qui poussent vers le sol, comme si elles voulaient y puiser tous les souvenirs que Joëlle a perdus.

    Joëlle ne sait plus

    Ni où elle va, ni l'heure.

    Elle a tout oublié, mais elle sait les couleurs

    Dans sa toile c’est elle qui crée les repères

    Quand elle peint Joëlle a juste à suivre la lumière

    Et quand elle me regarde en coin

    Et qu’elle voit que ça me plaît

    Je crois que ça vaut au moins

    Quelques chemins retrouvés.

  • Paulette

    Un nom comme celui là, ça claque ou bien ça casse

    Mais dans ce cas sans conteste, Paulette a de la classe

    Peau clair de la lune

    Grands yeux d’encre et lèvres prunes

    Poupée ascendant rockeuse

    Rencontre avec une tatoueuse

    Sur un fond de silence concentré

    elle m'offre à mots feutrés des morceaux de sa vie

    Et entre les lignes qu'elle dessine sur mon bras

    son aiguille raconte ce qui ne se dit pas

    Le même geste cent fois, elle trace elle effleure

    C'est fini. Déjà ? Ça fait quand même une heure

    Parenthèse hors du temps et j'ai changé pourtant

    Paulette a décoré mon corps, irréversiblement

    Amoureuse ?

    Non...

    Mais je l'ai dans la peau.

  • Miguel

    Buenos días, soy Miguel.

    Dans ce cortijo sur les hauteurs de Grenade, il y a toujours des gens qui passent et chacun aide comme il peut. Nous, on trait les chèvres, Miguel mange le fromage.

    Quoi d’autre,

    À son âge.

    Bavard le Miguel, encore un petit vieux qui a besoin de parler.

    Alors que l’on fait connaissance, mon esprit fait des commentaires.

    Il est mignon cet abuelito

    Il les fait pas ses quatre-vingt balais

    Ah si tiens, cette question-là ça fait quand même trois fois qu’il me la pose

    Courageux en tout cas, de s’installer à la ferme

    À son âge.

    Je devrais peut-être lui dire, d’ailleurs, qu’on n’a plus l’eau courante.

    Aller faire quoi ? Je le fais répéter, pour être sûre.

    Dans le temps, alors qu’il était professeur, Miguel emmenait ses étudiants en classe sabotage, mettre du sucre dans les moteurs des machines pour les empêcher de dézinguer la forêt. Le gang de la clé à molette, version Andalucía

    Il a bien envie de recommencer et on dirait qu’il veut qu’on fasse ça ensemble.

    Je ne sais pas si on ira avec Miguel, ça ne serait pas très sage

    À son âge.

    N’empêche qu’il m’a bien eue,

    À me rappeler

    Que tous les vieux ne sont pas des vieux cons.

    Qu’ils ont eu une vie

    Avant d’être vieux

    Résisté eux aussi

    En faisant de leur mieux.

    Et peut-être même

    Que sous leurs acouphènes

    Ils se disent

    qu’on pourrait

    arrêter

    d’y aller

    Avec le dos de la cucharita

    Pour être dignes

    De leurs combats

    Maintenant je sais quoi dire

    Aux partisans des À quoi bon

    Ceux qui demandent pourquoi lutter

    Si rien ne change… je leur réponds

    Quand notre tour sera venu

    De rappeler qu’on a vécu

    On sera fiers, au bout du compte

    De ne pas être des vieux cons.

  • Yiannis

    Je crois que Yiannis n'aime pas

    Le monde qui change, siga siga

    Il regrette le temps où les voitures

    N'étaient pas pleines d'électronique

    On reprenait l'huile de friture

    Pour faire rouler la mécanique

    Difficile à l'époque

    De louper Yiannis et son tracteur

    Avec leur odeur

    De kalamari frit

    Je crois que Yiannis n'aime pas

    Le monde qui change, taka taka

    Il regrette le temps où les saisons

    Tombaient sur la Crète

    Comme des caroubes mûres

    Maintenant ce qui tombe

    Ce sont les certifications

    Et les questions

    Des clients rois

    Qui veulent toujours avoir raison

    Je crois que Yiannis n'aime pas

    Le monde qui change, malakias

    Il regrette le temps où les fermiers

    Récoltaient autre chose que des papiers à remplir

    Et quand on lui offre un bon prix

    Pour vendre ses produits

    Dans des hôtels pour bobos

    Il répond « non, efcharistó »

    Car il croit que les pauvres aussi

    Ont le droit d'être bien nourris

    Yiannis n'aime pas le monde qui change

    Alors il rêve, mia chara

    Il voudrait partir en moto

    Mais il se sent coincé

    Comme une olive

    Sur son rameau

    Il me demande comment ça pousse

    Le café, le cacao

    Je lui raconte les cabosses

    Et les cerises du Nariño

    Mais les fermiers, Yiannis

    Tu connais leur histoire

    Ecrasés comme toi

    Dans l'immense pressoir

    Qu'est-ce qu’il nous reste alors, Yiannis ?

    La philosophie

    Et le raki

    Sous les étoiles de Sitía

    Demain, on a des olives à récolter.